Le soir où je t’ai perdu
30 mai 2018
C’était le premier soir qu’on sortait vraiment, depuis la fin de la session. On se sentait enfin en vacances, après une année mouvementée. On voulait fêter ça, avec raison. Alors on est partis en vacances vers une destination plus chaude et plus festive que notre chambre. Tout s’est bien déroulé, malgré que ce ne fut pas notre première aventure ensemble et qu’on sait très bien, toi et moi, que nos tempéraments ne sont pas toujours compatibles…
Mais un soir, après avoir sympathisé avec les autres voyageurs de l’hostel où nous logions, on est sortis. On a marché un bon 30 minutes avant d’arriver sur la rue des bars. L’avenue de la soif, comme on se plaisait à l’appeler. Il pleuvait plus qu’à l’habitude si bien que l’une de nos nouvelles amies a glissé et est tombée. Sans même vraiment nous avertir, tu es parti à la course chercher le scooter à l’hostel, pour la ramener sur deux roues, à défaut de marcher sur une jambe endolorie.
Ce qu’il y a, c’est que tu avais bu ce soir-là. C’est vrai que tu n’avais pas passé le cap du 0.08, mais tes facultés étaient tout de même légèrement affaiblies. Et tu étais à peine revenu qu’elle s’était remise debout et qu’on avait décidé de continuer à festoyer. Les quatre, on t’a dit qu’on rentrerait à pieds ou en taxi et qu’on reviendrait chercher le scooter le lendemain matin. Mais tu ne voulais pas. Tu étais borné et tu t’étais déjà mis dans la tête que tu rentrerais à l’auberge avec celui-ci.
Étant celle qui te connaissait le mieux dans ce nouveau groupe, je me suis permise de te dire ma façon de penser (et pas rien qu’un peu…). Tu te rappelles quand je t’ai dit que nos personnalités étaient parfois incompatibles? En v’là un bon exemple. Je t’ai dit que tu étais complètement con de prendre la route par ce temps, alors que tu avais de l’alcool dans le sang. Tu te justifiais en me disant que tu avais fait semblant de boire toute la soirée, que tu reversais le contenu de ton verre dans le pichet, sans y toucher et sans que personne ne s’en aperçoive. Je t’ai expliqué que ce n’était pas seulement une question d’alcool. Il avait plu à boire debout toute la journée et toute la soirée. Je n’aurais pas laissé personne prendre autre chose que ses deux jambes, alcool dans le sang ou non. Mais tu l’as mal pris. Très mal pris. Tu as cru que je t’insultais, que je te traitais de menteur, que je t’envoyais promener.
Alors, je suis partie. J’ai quitté le groupe – toi y compris – parce que je ne savais plus quoi faire pour te raisonner. Parce que ça me foutait hors de moi que tu puisses risquer ta vie consciemment pour une poignée de minutes de plus dans ton lit. Et comme de fait, tu as pris le volant. Mes sentiments face à cette décision étaient confus : frustration, indignation, déception…
T’étais un gars intelligent, drôle et gentil. Mais ce soir-là, j’ai perdu ce gars. Non pas parce qu’on t’a retrouvé gisant sur le sol au coin d’une intersection. Non. Tu es bel et bien rentré sain et sauf. Heureusement. Tu m’as même ouvert la porte de l’auberge. Mais ce soir-là, j’étais incapable de te parler, de te regarder droit dans les yeux. Parce que pendant un instant, je ne reconnaissais plus la personne que j’avais devant moi.
Je n’ai pas voulu faire ma maman avec toi. Je n’ai pas voulu t’insulter, te dénigrer, te faire chier. Je voulais simplement que tu prennes conscience de la responsabilité sociale qui t’incombe. À partir du moment où tu prends le volant, que tu sois en état d’ébriété ou non, que tes facultés soient un tantinet affaiblies ou non, tu es responsable du danger que tu deviens pour toi-même et les autres. Tu n’as pas à atteindre le 0.08 pour comprendre que ce n’est peut-être pas une idée de génie que de prendre le volant après une soirée bien arrosée, que ce soit par l’alcool ou par la pluie.
Si je t’ai dit tout ça, ce n’est pas pour te faire la morale, mais bien pour que tu comprennes que je tiens à toi et que la vie, elle, ne tient parfois qu’à un fil. Mais ça, je crois que tu l’as réalisé le lendemain, en ramenant le scooter au point de location, après avoir eu un accident. Tu es tombé à cause du vent et des inondations, mais tu as surtout bien compris que ce n’était pas qu’une question d’alcool.
Ne me refais plus jamais ça. Parce que je t’aime.
Couverture : Raghav Modi